Une spéculation au cœur des idées de Jacques Vallée
Tentons de replacer brièvement cette étrange idée de Jacques Vallée - la mise en scène délibérée de fausses vagues d’ovnis (qui seraient la cause de certaines observations récentes) - dans l’évolution de ses idées. Ce thème apparaît pour la première fois, semble-t-il, vers la fin de son livre The Edge of Reality, écrit en coauteur avec Allen Hynek, paru aux Etats-Unis en 1975 (traduction française : Aux limites de la réalité, Albin Michel 1978). Dans son dialogue avec l’astronome Hynek, Vallée lance l’idée que les ovnis pourraient être mis en scène, non pas par les militaires ou les services secrets, mais par une “ société occulte ” qui aurait fait des découvertes révolutionnaires et s’en servirait pour “ manipuler l’opinion publique à une grande échelle ” (11). Il est vrai que ce n’est encore là qu’une spéculation parmi d’autres. Ce thème d’une manipulation humaine apparaît parallèlement avec le thème beaucoup plus connu d’un mystérieux “ système de contrôle ” d’origine non-humaine, développé la même année dans son livre The Invisible College (12). Dans ce livre, Vallée insiste également à plusieurs reprises sur l’idée que l’armée et les services secrets américains ne savaient pas grand chose sur les ovnis. Dès la page 20 (édition française), il lâche l’idée que “ la communauté des services secrets n’a pratiquement rien fait ” ; à la page 66, il s’emploie à dédouaner aussi bien la commission Condon que les militaires qui avaient été bien contents de passer l’affaire à une université : “ Ma théorie personnelle sur le fiasco de Condon n’est pas un scénario de dissimulation. Je crois que l’armée de l’Air américaine, en 1966, en avait simplement, comme on dit, “ ras le bol ” ”. Vallée attache de l’importance à cette idée de disculper l’Air Force : il reprendra exactement la même phrase, treize ans plus tard, dans son livre Autres Dimensions (13) !. La thèse des ovnis comme étant la création d’un groupe de “ manipulateurs ” humains, pour nous faire croire aux extraterrestres, devient le sujet principal du livre suivant, Messengers of Deception, paru en 1979 (Ed. Fr. : OVNI. La grande manipulation) (14). Je me souviens d’avoir écrit à l’époque une lettre à Jacques Vallée pour lui faire part de ma perplexité devant ce livre très bizarre, lettre à laquelle il ne répondit point. On trouve cette thèse dès la page 20 (éd. originale) : “ Est-ce le sens profond de la “dissimulation ” OVNI ? Les “ manipulateurs ” ne sont-ils, en dernière analyse, qu’un groupe humain qui maîtrise une forme de pouvoir très avancée ? ”. A la page 53, Vallée ne s’interroge plus, il affirme : “ La croyance en un contact OVNI, et l’attente de la visite d’êtres venus de l’espace, est promue par un certain groupe de gens. Je les appelle les “ Manipulateurs ”, et j’entends par ce terme les gens qui sont responsables de la promotion de contacts OVNI, de la mise en circulation de fausses photographies (souvent en liaison avec de vraies observations), qui interfèrent avec les témoins et les chercheurs, et qui produisent de la “ désinformation ” systématique sur le phénomène ”. Jacques Vallée donne en exemple de nombreux cas de contactés comme Adamski et Menger aux Etats-Unis, voire d’enlèvements comme celui de Betty et Barney Hill, ou encore l’affaire Ummo. Incidemment, on retrouve dans ce livre le mot “ Pentacle ” : c’est le symbole de l’ “ Ordre français de Melchizedek ” un groupuscule ésotérique découvert par Vallée à Paris ! Après avoir envisagé un certains nombre d’hypothèses sur la nature et les objectifs de ces manipulateurs, Vallée finit par une courte conclusion, assez confuse et mystérieuse, dans laquelle il semble esquisser une unification de ses deux thèmes principaux : “ Il y a un autre système. Il nous envoie des messagers de la dissimulation (messengers of deception). Ils ne viennent pas forcément des étoiles proches. Peu importe d’où ils viennent, ce qui compte ce sont leurs effets sur nous. Je soupçonne même que le “ où ” et le “ quand ” n’ont pas d’importance ici. Comment pourrions-nous être seuls ? La boite noire de la science a cessé de faire tic-tac. Les gens regardent vers les étoiles avec de grands espoirs ”. “ Recevoir une visite de l’espace semble aussi confortable que de recevoir Dieu. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. Peut-être allons nous recevoir les visiteurs que nous méritons ” (15). Ainsi, le mystère s’épaissit et il devient menaçant! La question du rôle des militaires et des services spéciaux n’est pas absente de ce livre, où l’on trouve à vrai dire un peu de tout. Vallée signale qu’ils manipulent notamment les groupes OVNI. Il en a donc démissionné et conseille aux lecteurs d’en faire autant. Sont-ils donc les mystérieux “ manipulateurs ”, ou travaillent-ils avec eux ? Cela n’est pas dit clairement.
Tous ces thèmes vont être évoqués de nouveau dans la fameuse “ trilogie ” des livres les plus connus de Vallée, dont les versions françaises ont été publiées par Robert Laffont : Autres Dimensions en 1989, Confrontations en 1990, et Révélations en 1992 (16). Le thème de la manipulation occulte y poursuit son chemin, ou plutôt ses deux chemins parallèles. C’est d’abord le thème bien connu de la mystérieuse “ force de contrôle ” non-humaine qui s’emploie à nous faire croire aux extraterrestres pour mieux nous tromper. Mais, nous explique Vallée, les militaires font la même chose de leur côté, pour faire des expériences, des manœuvres de diversion, pour cacher des avions et engins secrets. Par exemple, dans Autres Dimensions (17) : “Découvrir le secret du mécanisme de propulsion des OVNI constituerait une telle percée pour les militaires que tout projet de recherche s’y rapportant jouirait du plus haut niveau de confidentialité ”. Et plus loin : “ A cause de leur volonté de croire à tout ce qui pourrait indiquer que les autorités possèdent déjà la preuve de la réalité des OVNI, de nombreux enthousiastes sont un canal idéal pour ceux qui voudraient propager l’évangile extraterrestre. L’objectif d’une telle pratique n’a pas besoin d’être complexe ou important du point de vue stratégique. Ce pourrait être quelque chose d’aussi banal qu’une couverture politique ou une façon de tester la fiabilité des canaux d’information dans une situation de crise simulée, ou encore une manœuvre de diversion pour des opérations paramilitaires ”. Jacques Vallée continue à broder sur ces thèmes dans les deux livres suivants.
Dans Confrontations, on retrouve la surveillance des organisations ufologiques (18), la mise en scène de fausses observations et la fabrication de faux documents. Dans Révélations, Vallée poursuit l’idée que les militaires américains ont favorisé la croyance aux ovnis pour camoufler leurs engins secrets : “ Il est possible, par exemple, que nos scientifiques de l’armée aient découvert le moyen de construire des disques volants servant de plate-forme pour des opérations de reconnaissance , pour l’obtention de renseignements, pour le contre-terrorisme ” (19). Peut-être de tels engins ont-ils même été déjà utilisés sur des théâtres d’opérations comme la guerre du Golfe. Et il ajoute : “ Faire croire aux gens qu’ils observent des soucoupes volantes est peut-être un scénario astucieux ”. Mais surtout, Vallée dénonce dans ce livre de fausses révélations pour propager la croyance aux extraterrestres, faisant visiblement allusion à l’affaire de Roswell qui, justement, revient très fort avec le premier livre de Kevin Randle et Donald Schmitt, paru la même année aux Etats-Unis : “ Certaines observations d’ovnis sont des expériences secrètes de manipulations des systèmes de croyances du public. Certains des faits relatés ne se sont jamais produits. Les histoires qui s’y rapportent, telles que les rumeurs de soucoupes écrasées et d’ufonautes brûlés, ne sont pas tant le résultat d’une illusion que le produit d’une manipulation : des rumeurs ont été volontairement implantées dans l’esprit avide de personnes crédules, dans le but de cacher des faits réels que le public et la communauté scientifique ne devaient pas connaître ” (20).
Des spéculations invraisemblables
Arrêtons-nous là car il devient urgent de prendre un peu de recul.
Cette thèse de Vallée ne peut s’appliquer en aucune manière à l’affaire de Roswell ! Les enquêtes ont démarré lentement, avec plusieurs équipes sur le terrain. Quand les enquêteurs du Cufos, Randle et Schmitt, sont venus à Roswell vers la fin des années 80 pour rechercher des témoins, ils étaient très sceptiques sur cette histoire, déterrée dix ans plus tôt par Friedman et Moore (par le plus grand hasard, à l’occasion d’un voyage de Friedman en Louisiane, où le major Marcel coulait une paisible retraite). Ils comptaient la déblayer rapidement, or ils découvrirent de nombreux témoins locaux, et l’histoire de Roswell s’en trouva très renforcée. Quant à l’armée, elle en vint à employer les grands moyens pour tenter de couler les trop bonnes enquêtes sur Roswell, avec notamment un livre de mille pages en 1994, et un autre de 350 pages en 1997 ! L’idée que les militaires seraient les auteurs d’une fausse rumeur de crash d'un ovni à Roswell pour manipuler nos croyances et nous faire croire aux extraterrestres est une fiction totale, aux antipodes de la réalité. Plus généralement, s’il y a une constante dans le discours de l’Air Force depuis cinquante ans, c’est la négation des ovnis, ou plus subtilement l’affirmation que rien ne menace notre sécurité. Ce qui a émergé peu à peu, en revanche, c’est une longue histoire de recherches très secrètes sur les ovnis, sur lesquelles des témoignages ont commencé à filtrer il y a plusieurs plusieurs décennies. Ce sont souvent des témoignages individuels et isolés, mais on peut aussi penser qu’il existe des gens dans l’appareil des services secrets, militaires et civils, qui travaillent discrètement à la divulgation de ces secrets, avec beaucoup de précautions pour éviter tout emballement et panique médiatiques. Cependant, cette démarche ne ferait pas l’unanimité, et certains lui seraient probablement hostiles, d’où la situation actuelle, très confuse, faite de révélations sur fond de dénégations officielles. Jacques Vallée a certainement raison de souligner le risque de fausses rumeurs, mais il en donne une interprétation qui est peut-être, également, le contraire de la réalité. Il y a une idée qui semble échapper totalement à Jacques Vallée, celle de la “ désinformation amplifiante ”, pour reprendre l’expression du rapport du Cometa, évoquée aussi par l’astronome Pierre Guérin dans son livre OVNI. Les mécanismes d’une désinformation (21). Le point de départ est le même que celui de Vallée – il y a des informations fausses qui sont fabriquées par les services secrets – mais ce n’est pas pour nous faire croire aux accidents d’ovnis et aux extraterrestres ! C’est au contraire pour “ noyer le poisson ” en accumulant des rumeurs trop grosses pour être crédibles. Il est étrange que Jacques Vallée n’ait jamais envisagé, dans ses nombreux livres, ce genre d’hypothèse. Il est troublant, d’autre part, de retrouver le thème de l’exploitation de la croyance aux ovnis par les services secrets pour protéger les avions secrets, sous la plume de Gerald Haines, l’historien officiel de la CIA ! (22). Il est plausible que les services secrets aient été satisfaits qu’on ait parfois pris des avions secrets pour des ovnis. Mais il y a très loin de là à croire qu’ils auraient pu organiser de fausses vagues d’ovnis, dans le seul but de protéger ces avions ! Il semble bien, pourtant, que Jacques Vallée ait songé sérieusement à la vague d’ovnis en Belgique, comme un exemple d’un tel programme secret. Lors d’une réunion récente à Paris, Bertrand Méheust a eu du mal à plaider ce qu’il appelle “ l’anomalie belge ” (un doux euphémisme pour parler des ovnis) face à un Vallée visiblement sceptique (23).
Un rapport de la DRM s'inspirant de Vallée
Jerome Clark soulignait avec raison l’influence considérable de Jacques Vallée à travers le monde avec ses nombreux livres. Il est clair qu’il a influencé beaucoup d’ufologues et auteurs, notamment en France, où tous ses livres ont été traduits. En témoigne un petit rapport de la Direction du Renseignement Militaire (DRM) dont a fait grand cas la revue Phénomèna (24). On sait maintenant que ce rapport, datant de 1995, a été en fait rédigé par un appelé du contingent, et n’implique donc que faiblement la hiérarchie militaire française. Quoi qu’il en soit, le point intéressant ici est qu’on y retrouve en bonne place certains thèmes de Jacques Vallée (qui y est d’ailleurs cité comme auteur), avec des phrases comme celle-ci : “ Ne serait-il pas intéressant de faire passer des avions bien terrestres pour autre chose que ce qu’ils sont en réalité en exploitant les croyances et les attentes aux ovnis ? ” Ou encore, à propos du rôle de la CIA : “Le principal enjeu justifiant une utilisation du phénomène ovni en matière de désinformation n’étant autre que la maîtrise de l’information circulant dans le microcosme ufologique et dans le public afin de couvrir d’éventuelles expérimentations ”. Et pour finir, dans la conclusion : “ Les Américains camouflent leurs Black Programs et entretiennent peut-être certains aspects du phénomène ovni afin de protéger des activités expérimentales ”. Il y a là une approche très particulière, qu’on peut à bon droit qualifier de “ réductrice ” (mot qui devient à la mode) sur la question des ovnis. Ce texte ne se pose pratiquement pas la question de la réalité des ovnis, et d’autre part l’idée ne semble pas venir à l’esprit de l’auteur que le principal objectif des militaires et des services secrets américain est aujourd’hui encore, non pas de s’amuser à faire croire aux ovnis au moyen de divers stratagèmes compliqués, mais bien au contraire de cacher au public leur réalité. Et par dessus tout, de cacher les connaissances qu’ils ont accumulées depuis cinquante ans à leur sujet, dans le plus grand secret. Une bonne question à se poser aujourd'hui, c'est : combien de temps cela va-t-il encore durer ?
Gildas Bourdais, Avril 2001
Notes (1) Forbidden Science, 1992, North Atlantic Books, Berkeley, California (Trad. fr. : Science interdite, Observatoire des Parasciences, BP 57, La Plaine, 13244 Marseille Cedex 01). (2) Ibid., p 281 de l’édition originale. (3) Ibid., p 427 de l’édition originale. (4) Numéro spécial de la revue International UFO Reporter (IUR) : “ The Pentacle letter and the Battelle UFP Project ”. Mai/juin 1993. Publication du CUFOs, 2457 West Peterson Avenue, Chicago, Illinois 60659, USA. (5) Jacques Vallée, op. cit., p. 196. (6) Bruce Maccabee, “ Still in Default ”, dans MUFON 1986 UFO Symposium Proceedings. Disponible au MUFON, PO Box 369, Morrison, CO 80465-0369, USA. (7) Edward Condon, Scientific Study of Unidentified Flying Objects, Bentam Books, New York, 1969, pp. 915 et 918. (8) Allen Hynek, The Hynek UFO Report, 1977, nouvelle édition par Souvenir Press, Londres 1998 (trad. fr. : Nouveau rapport sur les OVNI, 1979, Belfond, et l'édition de poche J’ai lu) (9) Ibid., p. 324 (éd. Fr.). (10) Allen Hynek, The UFO Experience, A Scientific Inquiry, p. 169 (trad. fr. Les objets volants non identifiés : mythe ou réalité ? , Belfond, 1974, p. 202). Et The Hynek UFO Report, p. 11 (éd. Fr., p. 24). (11) Allen Hynek et Jacques Vallée, The Edge of Reality, 1975, p.256 (éd . fr. Aux limites de la réalité, 1978, pp. 272 et 273). (12) Jacques Vallée, The Invisible College,1975, (trad. fr. : Le collège invisible, Albin Michel, 1975) (13) Jacques Vallée, Dimensions, 1988, (trad. fr., Autres Dimensions , R. Laffont, 1989, p. 258). (14) Jacques Vallée, Messengers of Deception, 1979, And Or Press, Berkeley, Californie (Ed. Fr. : OVNI. La grande manipulation, 1983). (15) Ibid., pp. 222 et 223. (16) Jacques Vallée, Dimensions, 1988 (trad. fr. : Autres dimensions, R. Laffont, 1989) Confrontations, 1989 (trad. fr. : même titre, R. Laffont, 1990) Revelations, 1991 (trad. fr. : Révélations, R. Laffont, 1992). (17) Autres Dimensions, p.279. (18) Confrontations, p. 33 (19) Révélations, p. 272. (20) Ibid., pp. 17 et 18. (21) Pierre Guérin, OVNI. Les mécanismes d'une désinformation, Albin Michel, octobre 2000. (22) Gerald Haines, A Die-Hard Issue. CIA’s Rôle in the Study of UFOs, 1947-90, 1997. Cette étude de 19 pages est accessible sur le site Studies In Intelligence Vol. 01 No. 1, 1997 (23) Réunion du CENCES à Paris, le 18 novembre 2000 (24) Revue Phénomèna N° 44, novembre 2000.
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