Le récit et la thèse de Jacques Vallée
En 1992, était publié aux Etats-Unis un livre de mémoires de
Jacques Vallée, Forbidden Science, traduit
l’année suivante en français sous le titre Science
interdite (1). C’était en fait son journal, de
décembre 1957 à juillet 1969, dont une bonne partie était
consacrée à ses années aux Etats-Unis comme assistant de
l’astronome Allen Hynek, à l’époque conseiller
scientifique de la commission d’enquêtes “ Livre
Bleu ” de l’armée de l’Air sur les ovnis.
Dans ce livre, Jacques Vallée accorde une grande importance à
un document mystérieux qu’il avait découvert le 18 juin
1967, en rangeant les papiers de Hynek qui s’accumulaient en
désordre. Il s’agit d’une lettre classée secret (et
non pas d’un “ mémorandum ”) adressée
au service technique de l’armée de l’Air pour
transmission au capitaine Ruppelt, responsable de la commission
“ Livre Bleu ”. Datée du 9 janvier 1953,
elle faisait des recommandations concernant la fameuse commission
scientifique (Scientific Advisory Panel) devant se réunir à
Washington du 14 au 18 janvier 1953 sous l’égide de la CIA,
et connue aujourd’hui sous le nom de “ Commission
Robertson ” (Robertson Panel). Elle avait donc été
écrite en urgence, quelques jours seulement avant la réunion.
Vallée ne cite que partiellement le texte et ne révèle pas le
nom de l’auteur, qu’il surnomme bizarrement
“ Pentacle ”. Cependant, pour en souligner
l’importance, il donne également ce nom de Pentacle à la
troisième partie de son livre, consacrée aux années 1966-1967,
et il en reparle dans son épilogue, révélant que ce
“ mémorandum de Pentacle ” l’avait
conduit à quitter les Etats-Unis et à revenir en France.
Que contient donc ce mystérieux et inquiétant document ?
Selon Jacques Vallée, l’auteur fait des recommandations
importantes à l’armée de l’Air. Vallée souligne
d’abord que ce document fait allusion aux
“ milliers de rapports ” déjà analysés
(par qui ? par un groupe de recherche de haut niveau,
responsable du mystérieux “ Projet Stork ”),
qu’il recommande ensuite d’annuler ou de reporter la
réunion de la commission Robertson tant que l’étude en
cours ne sera pas terminée, ou au moins de convenir
préalablement de ce qui peut ou ne peut pas être discuté à
Washington dans le cadre de cette commission. L’auteur
recommande ensuite de mettre en place une observation
systématique des ovnis dans certaines zones favorables, et
d’y mettre en scène secrètement différents types
d’activité aérienne. Ainsi, commente Vallée :
“ Ce que ces gens recommandaient n’était rien de
moins qu’une simulation soigneusement calibrée et
manipulée d’une vague d’ovnis tout
entière ” (2). “ Pour qui travaillait
Pentacle ? ”, s’interroge Jacques Vallée,
“ A quel genre de jeu jouait-on ? ”. Ces
commentaires datent de 1967. Dans son épilogue, rédigé avant
la parution du livre en 1992, Vallée persiste dans son analyse,
parlant même du “ scandale intellectuel du document
Pentacle ”, qu’il qualifie de "document
menaçant" (ominous document ) (3), qui
prouve qu’on avait caché des faits importants à la
commission Robertson, et qu’on avait sans doute mis en
scène, à la suite de ces recommandations, de fausses
apparitions d’ovnis dans le but de manipuler nos
“ systèmes de croyances ”. Quand le livre de
Vallée parut en 1992 aux Etats-Unis, cette histoire du
“ mémo Pentacle ” fit quelques remous parmi
les ufologues, sur internet et dans les revues ufologiques. Voici
comment réagit le CUFOs (Center for UFO Studies), l’un des
organismes les plus sérieux, dont le fondateur est justement
l’astronome Allen Hynek.
L'enquête du CUFOs
Précisons tout de suite que cette mystérieuse lettre
“ Pentacle ” a été retrouvée au cours de
l’année suivant la parution du livre de Vallée,
d’abord par l’organisation CAUS (Citizen Against UFO
Secrecy) et diffusée sur internet en avril 1993. Une copie de
cette lettre a été ensuite retrouvée sans difficulté par des
membres du CUFOs dans les archives du défunt astronome Hynek.
Elle était signée par l’ingénieur Howard Cross, du Battelle Memorial Institute,
et sa traduction intégrale est reproduite à cette adresse.
Très surpris et intrigués par le point de vue de Jacques
Vallée, les membres du CUFOs firent une enquête très poussée
sur l’origine et la signification de cette lettre,
qu’ils publièrent dans leur revue IUR (International
UFO Reporter), de mai-juin 1993 (4). Leur conclusion était
claire et nette : un constat de désaccord complet avec
l’interprétation de Jacques Vallée. Il semble que cette
étude importante du CUFOs soit très peu connue en France, où
Jacques Vallée continue à jouir d’un grand crédit auprès
de certains ufologues, sans doute grâce au fait que tous ses
livres ont été publiés en français et largement diffusés. Il
n’est donc pas trop tard pour la présenter et la commenter.
Dans l’éditorial de ce numéro spécial de IUR,
intitulé “ Leçon d’histoire ”,
l’éditeur en chef Jerome Clark, l’un des auteurs les
plus réputés aux Etats-Unis avec son encyclopédie en trois
volumes The UFO Encyclopedia (récemment rééditée),
explique la démarche du CUFOs et résume ses conclusions. Il
explique que deux membres du CUFOs, Mark Rodeghier (Docteur en
sociologie, actuellement Directeur scientifique du CUFOs) et
Jennie Zeidman, ancienne et fidèle collaboratrice de Allen Hynek
et pilier du CUFOs, ont enquêté sur la “ lettre de
Pentacle ”, en retrouvant notamment trois anciens
ingénieurs du Battelle Institute, et en la replaçant dans le
contexte de l’étude menée par cet institut ainsi que de la
“ Commission Robertson ”. Ces ingénieurs
sont Art Westerman (métallurgiste, comme Howard Cross), Perry
Rieppel (spécialiste de soudage), et William Reid (directeur
technique), qui figurent sur la liste des destinataires de la
lettre.
Citons Jerome Clark, parlant de Vallée :
“ …A la page 428 (édition américaine), il écrit
“ Se pourrait-il que les recommandations habiles et
détaillées de Pentacle, pour créer délibérément des vagues
d’ovnis artificielles et des cas simulés dans des régions
sélectionnées, aient été effectivement appliquées ?
Est-ce là l’explication de certaines observations bizarres
qui ont été rapportées ces dernières
années ? ”. Il se trouve que la réponse à ces
questions est négative, comme aurait dû le savoir
Vallée ; au lieu de cela, il se mit à écrire Messengers
of Deception (1979) et Revelations (1991),
inspirés par l’idée erronée qu’il était tombé sur
la preuve d’une conspiration pour manipuler les apparitions
d’ovnis et phénomènes paranormaux. L’objectif des ces
manipulations, théorisa-t-il sans preuves, était et reste
d’agir sur la conscience humaine ”.
Et Jerome Clark conclut plus loin, déplorant les commentaires
peu informés déjà publiés en s’inspirant de
Vallée :
“ Et ici les dégâts sont particulièrement
flagrants : les théories de Vallée ont eu une énorme
influence sur l’ufologie internationale. Il est troublant
d’apprendre maintenant qu’elles sont fondées dans une
large mesure sur une stupéfiante incompréhension (stunning
misinterpretation) d’un document dont le sens
n’aurait pas dû être difficile à comprendre, même en
1967 quand Vallée le découvrit. Que cette erreur de lecture
soit restée inchangée dans l’esprit de Vallée
jusqu’à la publication de Forbidden Science frise
l’incompréhensible ”.
Le contexte historique
Comme l’explique très clairement le CUFOs, La lettre de
Howard Cross à l'attention de capitaine Ruppelt ne prend tout
son sens que si on la replace dans le contexte de l'époque.
A la fin de 1951, la commission "Rancœur" (Grudge)
chargée des enquêtes sur les ovnis au sein des services
techniques l'armée de l'Air (l'ATIC, sur la base de
Wright-Patterson, près de Dayton dans l'Ohio) se borne à
empiler les rapports d’observations et à les mettre en
doute sans véritable enquête, appliquant ainsi les directives
non écrites qu’on lui a données lors de sa création au
printemps 1949, après la dissolution de la commission Sign.
Le général Cabell, responsable du Renseignement de l'armée de
l'Air à Washington, découvre la carence de cette commission et
il décide en septembre 1951 de relancer son activité. Début
1952, le général Samford, successeur de Cabell, nomme un
nouveau responsable, le capitaine Edward Ruppelt, à la tête de
cette commission qui va prendre le nom de "Livre Bleu"
(Blue Book) en mars 1952.
Le capitaine Ruppelt relance effectivement l'activité avec des
moyens renforcés. Il constate que la plupart des témoignages et
des enquêtes - il y a déjà à cette date plus de 3000 cas
archivés - manquent cruellement de données précises, et
d'études comparatives. Il fait appel à des scientifiques, en
particulier l'astronome Allen Hynek qu'il nomme conseiller
principal de la commission. Il obtient de l'ATIC de passer
commande d'une étude statistique de ces archives à l'Institut
Battelle (Battelle Memorial Institute), un organisme privé
d'études techniques réputé, se trouvant dans la région, près
de Colombus dans l'Ohio. Il donnera à cette étude le nom de
"Project Bear" dans son livre Unidentified Flying
Objects, paru en 1956.
Le projet “ Bear ” et le
projet “ Stork ”
L'institut Battelle avait la confiance des militaires pour mener
des études secrètes, et même très secrètes. Selon l'enquête
du CUFOs, Il avait participé pendant la guerre à des études
pour la bombe atomique, et il avait, depuis le début des années
50, un important contrat d'étude, le Projet
“ Stork ”, pour évaluer le niveau technique
de l'URSS. Il se trouve que l'armée de l'Air leur a alors
demandé d'étudier les archives de "Livre Bleu" sans
crédit supplémentaire, dans le cadre de ce contrat Stork. Selon
les trois anciens ingénieurs de Battelle interrogés par le
CUFOs, le Projet “ Bear ”, classé secret,
n'était qu'une petite partie du Projet
“ Stork ”, lui même classé très secret. Il
était considéré par les ingénieurs de Battelle comme beaucoup
moins intéressant, et avait été confié à un petite équipe
d'ingénieurs de niveau moyen, n'y travaillant même pas à plein
temps. Les sommes dépensées sur l’étude ovni étaient au
plus de 150 000 Dollars (et peut-être beaucoup moins), et non
les 600 000 Dollars cités par Jacques Vallée dans son livre
(5). C’est sans doute Hynek qui a induit Vallée en erreur
car il ignorait la mission principale du projet
“ Stork ” : il croyait qu’il était
entièrement consacré aux ovnis !
La surveillance des zones favorables
En janvier 1952, l'équipe de l'ATIC avait déjà signalé, dans
le rapport N° 3 du "Project Grudge", une tendance à
la concentration des observations d'ovnis dans certaines zones
géographiques, notamment White Sands et Albuquerque au
Nouveau-Mexique (et Dayton et Columbus dans l'Ohio !). Ruppelt
commença à réfléchir au renforcement des moyens sur le
terrain dans ces zones "favorables". Dans le rapport
N° 5 de la commission, il envisageait déjà une surveillance
organisée, avec des caméras, sur la base de Holloman (jouxtant
le terrain de White Sands). Le Dr Joseph Kaplan, membre de la
commission scientifique de l'armée de l’Air, et la Rand
Corporation conseillèrent de munir les caméras d’objectifs
à longue focale et d'une grille de diffraction pour obtenir des
spectres lumineux. Cette idée fut effectivement appliquée
l'année suivante sur un certain nombre de bases militaires, mais
les résultats n’ont pas été divulgués. Le général
Cabell avait aussi recommandé que l'on s'efforce de combiner
photos et enregistrements radar.
Toujours au printemps 1952, Ruppelt contacta le Groupe de conseil
technique de l'armée de l'Air (Air Force Technical Advisory
Group), au Laboratoire de recherche de l’armée de
l’Air, à Cambridge dans le Massachusetts (Air Force
Cambridge Research Laboratory, AFCRL), qui recommanda le
déploiement de divers systèmes de détection, notamment des
détecteurs de son, dans les zones à forte concentration
d'ovnis.
Il est intéressant de rappeler ici l’épisode du Projet
“ Twinkle ”, bien que le CUFOs ne le fasse
pas. C'est ce Laboratoire de Recherche de Cambridge, plus
précisément sa Division de Recherche Géophysique (GRD) qui
avait participé à un effort analogue en 1950 et 1951, pour
étudier les mystérieuses "boules de feu vertes",
observées fréquemment au Nouveau-Mexique. Elles avaient déjà
fait l’objet d’une étude par le Dr Lincoln La Paz,
spécialiste des météorites à l'université d'Albuquerque, qui
l’avait présentée lors d’une réunion au laboratoire
de Los Alamos le 14 octobre 1949, à laquelle la commission
Grudge n’avait pas jugé bon de participer. En février
1950, une nouvelle étude fut confiée par l’armée de
l’Air au laboratoire militaire de Cambridge, et dirigée par
le Dr Louis Elterman. Ce projet “ Twinkle ”
consista à installer pendant un an, d’avril 1950 à mars
1951, avec le concours de la société Land-Air, des caméras
spéciales Askania à cinéthéodolite dans la région de White
Sands au Nouveau-Mexique. Officiellement, les résultats furent
négatifs, tels que présentés par Elterman dans son rapport
final du 27 novembre 1951, mais le Dr Bruce Maccabee, physicien
de la Marine et ufologue émérite, les a contestés lors d'un
symposium du Mufon, en 1986 (6). Selon lui, les archives de Livre
Bleu contiennent des rapports faisant état
d’enregistrements simultanés par deux caméras, sur la base
de Holloman en avril et mai 1950, permettant une estimation des
dimensions et de l’altitude des ovnis par triangulation, et
apportant ainsi une preuve scientifique de la réalité de ces
phénomènes. Le capitaine Ruppelt raconte dans son livre
qu’il voulut voir les films de ces caméras, mais qu’il
ne put les obtenir. S’il y a eu dissimulation de preuves à
l’époque, elle venait en l’occurrence de ce
laboratoire militaire de Cambridge et non de l’Institut
Battelle, ni du capitaine Ruppelt. Quoi qu’il en soit, il
est clair que le concept de surveillance renforcée d'une zone
"favorable", qui est proposé dans la lettre de Howard
Cross au début de 1953, n'est pas nouveau et s'inscrit tout à
fait dans la réflexion de l'époque.
La CIA et la commission
“ Robertson ”
L'équipe de l'institut Battelle poursuivit son travail de
dépouillement des archives de Livre Bleu tout au long de
l'année, mais le travail était loin d'être achevé à la fin
de 1952. Or les événements se précipitèrent, à la suite du
fameux "carrousel de Washington" - l'observation
nocturne de nombreux ovnis dans le ciel de la capitale, deux
samedis de suite, en juillet 1952 - qui fit du bruit et provoqua
même la plus importante conférence de presse militaire depuis
la fin de la guerre. C'est alors que la CIA entra en lice. Le
souci majeur de la CIA, tel qu'il apparaît dans les documents de
cette période qui ont été rendus publics, n’était
nullement l’étude scientifique des ovnis. C’était
celui de la sécurité nationale, notamment le risque de voir les
canaux d'information saturés lors d'une vague d'observations, et
de mettre en difficulté les capacités de surveillance
aérienne. Il y avait aussi, bien sûr, le souci d’éviter
la panique dans la population. Une attitude que commente ainsi le
CUFOs :
“ C’est à ce moment que l’influence de la
CIA devint particulièrement détestable (nefarious) et
que l’étude gouvernementale des ovnis fut définitivement
altérée. La CIA détourna la question des ovnis pour la
considérer uniquement comme un problème de sécurité, et non
un problème scientifique ”.
A cette époque, le capitaine Ruppelt souhaitait réunir un
groupe scientifique permanent pour examiner à fond les meilleurs
cas. Mais la CIA, à la suite de plusieurs réunions de travail
avec l'Air Force, prit en main ce projet de commission
scientifique et le transforma en une brève réunion organisée
d’urgence, la fameuse “ commission
Robertson ”, dont on sait aujourd’hui qu’elle
avait uniquement pour objet de “ dégonfler ”
la question des ovnis. Leurs recommandations ont même été
publiées en 1969 en annexe du “ Rapport
Condon ” :
“ Le groupe recommande :
“ a. que les agences de sécurité nationale prennent
immédiatement des mesures pour priver les Objets Volants non
Identifiés du statut spécial qui leur a été donné et de
l’aura de mystère qu’ils ont malheureusement
acquise ”.
Dans le mémorandum qui précède ces recommandations, le groupe
est encore plus explicite. A la rubrique “ Programme
éducationnel ”, il recommande particulièrement le
“ debunking ”, c’est à dire la
démystification des ovnis :
“ L’action de “ Debunking ”
aurait pour résultat la réduction de l’intérêt du public
pour les “ soucoupes volantes ” qui évoquent
aujourd’hui une forte réaction psychologique ”
(7).
Ce qui explique pourquoi la CIA, suivie par les militaires,
n’avait pas jugé bon d’y associer l’Institut
Battelle, dont elle connaissait cependant l’étude en cours,
et même pas d’attendre qu’ils aient terminé leur
travail. L’équipe de Battelle fut mise au courant
tardivement de la mise en place de cette réunion qui la
court-circuitait, lors d’une réunion qui eut lieu à
l’ATIC avec la CIA le 12 décembre, et elle eut juste le
temps de manifester son mécontentement à l’armée de
l’Air, par cette fameuse lettre de l’ingénieur Howard
Cross adressée à l’ATIC et au capitaine Ruppelt. Voilà
donc quel était l’objet principal de cette lettre.
On sait aujourd’hui que l’intervention de la CIA fut un
tournant majeur pour l’étude des ovnis. Rapidement, la
politique de l’Air Force se durcit à nouveau, Ruppelt
préféra s’en aller, quittant l’armée définitivement
en septembre 1953, et Blue Book devient une commission de mise en
doute permanente des ovnis, jusqu’à sa dissolution en 1969.
Le mot d’ordre gouvernemental était devenu la négation
systématique des ovnis et il n’a jamais varié depuis.
Le “ Rapport spécial 14 ”
L’étude statistique de l’Institut Battelle, achevée
en 1954, fut publiée en 1955 sous le nom de “ Rapport
spécial 14 ” (Special Report 14) de la
commission Livre Bleu, mais ses résultats furent d’abord
présentés d’une manière très négative dans un bref
communiqué de presse, comme l’a raconté Allen Hynek en
1977 dans son livre The Hynek UFO Report (“ Le
nouveau rapport sur les ovnis ”) (8). La première
diffusion du rapport complet fut limitée à une centaine
d’exemplaires, et Hynek lui même ne le reçut pas ! Il
n’avait pas le droit d’en parler : “ A
maintes reprises, les officiers du Projet Blue Book me
rappelèrent qu’en aucun cas ne devait être cité
nommément l’organisme de recherche ” (9). On peut
comprendre, dans ces conditions, que Hynek ait nourri des
soupçons sur le rôle exact de cet institut, soupçons repris et
amplifiés par Vallée. En fait, la raison de cette opacité est
simple, comme Hynek le montre lui même dans son livre.
L’analyse de Battelle, examinée de près, fournissait des
chiffres très convaincants sur la réalité des ovnis, une
information qui allait dans le sens contraire de la politique de
l’Air Force ! Ce Rapport 14 est aujourd’hui
disponible, notamment en s’adressant au CUFOs.
L’analyse de la lettre par le CUFOs
Dans son étude, le CUFOs procède à une analyse minutieuse,
paragraphe par paragraphe, de la lettre de l’ingénieur
Howard Cross. Le sens de la lettre est déjà bien esquissé par
ce qui précède, mais il reste à en examiner quelques points
clé.
Il faut souligner la nature de la relation entre l’Institut
Battelle, qui est fournisseur privé d’une étude à
l’armée de l’Air, son “ client ”.
Le fait que la lettre de Cross soit adressée à quelqu’un
comme Ruppelt, et par voie hiérarchique (le lieutenant-colonel
Goll), permet déjà de douter qu’elle traite d’un
projet très secret. Elle est d’ailleurs classée Secret, et
non pas Top Secret.
Le deuxième paragraphe de la lettre contient une phrase qui a
choqué Jacques Vallée :
“ Puisqu'une réunion est maintenant fixée de manière
définitive, nous pensons qu'il est nécessaire que le projet
Stork et l'ATIC arrivent à un accord concernant ce qui peut et
ce qui ne peut pas être discuté lors de la réunion de
Washington les 14-16 janvier au sujet de notre recommandation
préliminaire à l'ATIC ”. Que signifie réellement
cette phrase ? Les enquêteurs du CUFOs ont posé la
question aux trois anciens ingénieurs qu’ils ont
retrouvés, et chacun a souligné que l’Institut Battelle
était toujours très loyal (uncommonly loyal) avec ses
clients. En l’occurrence, son client était l’ATIC et
il n’était pas question de fournir à la CIA et à la
commission Robertson des informations sur son étude en cours, et
sur le projet qu’il proposait dans cette lettre, sans
l’approbation de l’ATIC. Plus précisément,
l’Institut Battelle ne souhaitait visiblement pas que le
projet dont il parle soit proposé prématurément, en leur
absence, devant une commission où il pourrait bien leur
échapper. En fait, selon le CUFOs, Battelle espérait sans doute
obtenir un nouveau contrat qui serait cette fois vraiment
rémunéré.
Venons-en au projet en question, celui de mettre en place un
surveillance des ovnis dans une zone favorable, qui est
développé à partir du paragraphe 3. Le point qui a choqué
particulièrement Jacques Vallée est au paragraphe 5 :
“ De nombreux types différents d'activité aérienne
devraient être secrètement et systématiquement organisés à
l'intérieur de la zone ”.Or là aussi, comme
l’explique très bien le CUFOs, il n’y a rien de
particulièrement inquiétant et menaçant dans cette suggestion,
qui est tout simplement de tester la validité des méthodes de
détection d’ovnis mises en place en faisant enregistrer des
vols aériens d’appareils bien identifiés. A l’insu,
bien entendu, des équipes au sol chargées des enregistrements.
C’est une suggestion de routine et c’est de la bonne
méthode scientifique, ce qu’on appelle une expérience en
“ double aveugle ” (double blind
experiment), commente avec bon sens le CUFOs.
Howard Cross souligne ensuite un autre avantage d’une telle
expérience contrôlée : elle permettrait de
“ calibrer ” les instruments, et tout
simplement de mesurer la fiabilité des témoins, ce qui serait
bien utile pour évaluer les témoignages accumulés depuis cinq
ans.
Pour finir, Cross fait valoir tout le bénéfice que pourrait
retirer l’armée de l’Air d’une clarification du
dossier ovnis, en donnant l’impression au public
qu’elle maîtrise bien la question ! Cette suggestion
paraît bien naïve aujourd’hui (à mon avis), alors que
l’Air Force et la CIA étaient sur le point de renforcer de
manière draconienne la politique de secret sur les ovnis. En
fait, l’Institut Battelle n’était pas dans le coup de
ces grandes manœuvres, ni des secrets profonds, s’il y
en avait, sur les ovnis.
En conclusion de son analyse, le CUFOs exprime l’opinion que l’intervention de la CIA fut un tournant majeur pour l’étude des ovnis. Rapidement, la politique de l’Air Force se durcit à nouveau, Ruppelt préféra s’en aller, quittant l’armée définitivement en septembre 1953, et Blue Book devient une commission de mise en doute permanente des ovnis, jusqu’à sa dissolution en 1969. Le mot d’ordre gouvernemental était devenu la négation systématique des ovnis et il n’a jamais varié depuis.
Il faut ajouter ici, cependant, qu’un autre ufologue américain réputé, Brad Sparks, a exprimé un point de vue un peu différent de celui du CUFOs. Il estime, lui, que c’est l’Air Force qui a toujours mené le jeu, bien plus que la CIA, pour la politique du secret sur les ovnis. En l’occurrence, c’est elle qui avait choisi les quelques cas à étudier par la commission Robertson, soigneusement sélectionnés pour en faire un dossier assez peu convaincant. Il semble bien, en effet, que les vrais secrets sur les ovnis étaient, et sont toujours, à l’armée de l’Air (et peut-être aussi la Marine) bien plus qu’à la CIA. Je crois moi aussi, comme Brad Sparks et bien d’autres observateurs, que le secret ovni reste avant tout une affaire militaire !
Jacques Vallée n’est pas le seul à avoir commenté cette
lettre, mais il est bien le seul à lui avoir donné un sens
aussi inquiétant. Allen Hynek lui même en parle brièvement
dans deux de ses livres, sans en faire une histoire (10). Il y
voit un effort honnête pour présenter leurs recommandations sur
la meilleure manière de résoudre l’énigme des ovnis. Et
l’historien David Jacobs partage ce point de vue dans son
livre de référence, The UFO Controversy in America. Il
nous reste nous poser la question : quelle mouche a piqué
Jacques Vallée pour monter un tel échafaudage spéculatif ?
Vers la deuxième partie.
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