dimanche 15 avril 2001

Jacques Vallée et le "Mémorandum de Pentacle" (partie 1/2)





Le récit et la thèse de Jacques Vallée



En 1992, était publié aux Etats-Unis un livre de mémoires de Jacques Vallée, Forbidden Science, traduit l’année suivante en français sous le titre Science interdite (1). C’était en fait son journal, de décembre 1957 à juillet 1969, dont une bonne partie était consacrée à ses années aux Etats-Unis comme assistant de l’astronome Allen Hynek, à l’époque conseiller scientifique de la commission d’enquêtes “ Livre Bleu ” de l’armée de l’Air sur les ovnis. Dans ce livre, Jacques Vallée accorde une grande importance à un document mystérieux qu’il avait découvert le 18 juin 1967, en rangeant les papiers de Hynek qui s’accumulaient en désordre. Il s’agit d’une lettre classée secret (et non pas d’un “ mémorandum ”) adressée au service technique de l’armée de l’Air pour transmission au capitaine Ruppelt, responsable de la commission “ Livre Bleu ”. Datée du 9 janvier 1953, elle faisait des recommandations concernant la fameuse commission scientifique (Scientific Advisory Panel) devant se réunir à Washington du 14 au 18 janvier 1953 sous l’égide de la CIA, et connue aujourd’hui sous le nom de “ Commission Robertson ” (Robertson Panel). Elle avait donc été écrite en urgence, quelques jours seulement avant la réunion. Vallée ne cite que partiellement le texte et ne révèle pas le nom de l’auteur, qu’il surnomme bizarrement “ Pentacle ”. Cependant, pour en souligner l’importance, il donne également ce nom de Pentacle à la troisième partie de son livre, consacrée aux années 1966-1967, et il en reparle dans son épilogue, révélant que ce “ mémorandum de Pentacle ” l’avait conduit à quitter les Etats-Unis et à revenir en France.

Que contient donc ce mystérieux et inquiétant document ? Selon Jacques Vallée, l’auteur fait des recommandations importantes à l’armée de l’Air. Vallée souligne d’abord que ce document fait allusion aux “ milliers de rapports ” déjà analysés (par qui ? par un groupe de recherche de haut niveau, responsable du mystérieux “ Projet Stork ”), qu’il recommande ensuite d’annuler ou de reporter la réunion de la commission Robertson tant que l’étude en cours ne sera pas terminée, ou au moins de convenir préalablement de ce qui peut ou ne peut pas être discuté à Washington dans le cadre de cette commission. L’auteur recommande ensuite de mettre en place une observation systématique des ovnis dans certaines zones favorables, et d’y mettre en scène secrètement différents types d’activité aérienne. Ainsi, commente Vallée : “ Ce que ces gens recommandaient n’était rien de moins qu’une simulation soigneusement calibrée et manipulée d’une vague d’ovnis tout entière ” (2). “ Pour qui travaillait Pentacle ? ”, s’interroge Jacques Vallée, “ A quel genre de jeu jouait-on ? ”. Ces commentaires datent de 1967. Dans son épilogue, rédigé avant la parution du livre en 1992, Vallée persiste dans son analyse, parlant même du “ scandale intellectuel du document Pentacle ”, qu’il qualifie de "document menaçant" (ominous document ) (3), qui prouve qu’on avait caché des faits importants à la commission Robertson, et qu’on avait sans doute mis en scène, à la suite de ces recommandations, de fausses apparitions d’ovnis dans le but de manipuler nos “ systèmes de croyances ”. Quand le livre de Vallée parut en 1992 aux Etats-Unis, cette histoire du “ mémo Pentacle ” fit quelques remous parmi les ufologues, sur internet et dans les revues ufologiques. Voici comment réagit le CUFOs (Center for UFO Studies), l’un des organismes les plus sérieux, dont le fondateur est justement l’astronome Allen Hynek.

L'enquête du CUFOs

Précisons tout de suite que cette mystérieuse lettre “ Pentacle ” a été retrouvée au cours de l’année suivant la parution du livre de Vallée, d’abord par l’organisation CAUS (Citizen Against UFO Secrecy) et diffusée sur internet en avril 1993. Une copie de cette lettre a été ensuite retrouvée sans difficulté par des membres du CUFOs dans les archives du défunt astronome Hynek. Elle était signée par l’ingénieur Howard Cross, du Battelle Memorial Institute, et sa traduction intégrale est reproduite à cette adresse.
Très surpris et intrigués par le point de vue de Jacques Vallée, les membres du CUFOs firent une enquête très poussée sur l’origine et la signification de cette lettre, qu’ils publièrent dans leur revue IUR (International UFO Reporter), de mai-juin 1993 (4). Leur conclusion était claire et nette : un constat de désaccord complet avec l’interprétation de Jacques Vallée. Il semble que cette étude importante du CUFOs soit très peu connue en France, où Jacques Vallée continue à jouir d’un grand crédit auprès de certains ufologues, sans doute grâce au fait que tous ses livres ont été publiés en français et largement diffusés. Il n’est donc pas trop tard pour la présenter et la commenter.
Dans l’éditorial de ce numéro spécial de IUR, intitulé “ Leçon d’histoire ”, l’éditeur en chef Jerome Clark, l’un des auteurs les plus réputés aux Etats-Unis avec son encyclopédie en trois volumes The UFO Encyclopedia (récemment rééditée), explique la démarche du CUFOs et résume ses conclusions. Il explique que deux membres du CUFOs, Mark Rodeghier (Docteur en sociologie, actuellement Directeur scientifique du CUFOs) et Jennie Zeidman, ancienne et fidèle collaboratrice de Allen Hynek et pilier du CUFOs, ont enquêté sur la “ lettre de Pentacle ”, en retrouvant notamment trois anciens ingénieurs du Battelle Institute, et en la replaçant dans le contexte de l’étude menée par cet institut ainsi que de la “ Commission Robertson ”. Ces ingénieurs sont Art Westerman (métallurgiste, comme Howard Cross), Perry Rieppel (spécialiste de soudage), et William Reid (directeur technique), qui figurent sur la liste des destinataires de la lettre.
Citons Jerome Clark, parlant de Vallée : “ …A la page 428 (édition américaine), il écrit “ Se pourrait-il que les recommandations habiles et détaillées de Pentacle, pour créer délibérément des vagues d’ovnis artificielles et des cas simulés dans des régions sélectionnées, aient été effectivement appliquées ? Est-ce là l’explication de certaines observations bizarres qui ont été rapportées ces dernières années ? ”. Il se trouve que la réponse à ces questions est négative, comme aurait dû le savoir Vallée ; au lieu de cela, il se mit à écrire Messengers of Deception (1979) et Revelations (1991), inspirés par l’idée erronée qu’il était tombé sur la preuve d’une conspiration pour manipuler les apparitions d’ovnis et phénomènes paranormaux. L’objectif des ces manipulations, théorisa-t-il sans preuves, était et reste d’agir sur la conscience humaine ”.
Et Jerome Clark conclut plus loin, déplorant les commentaires peu informés déjà publiés en s’inspirant de Vallée :
“ Et ici les dégâts sont particulièrement flagrants : les théories de Vallée ont eu une énorme influence sur l’ufologie internationale. Il est troublant d’apprendre maintenant qu’elles sont fondées dans une large mesure sur une stupéfiante incompréhension (stunning misinterpretation) d’un document dont le sens n’aurait pas dû être difficile à comprendre, même en 1967 quand Vallée le découvrit. Que cette erreur de lecture soit restée inchangée dans l’esprit de Vallée jusqu’à la publication de Forbidden Science frise l’incompréhensible ”.

Le contexte historique
Comme l’explique très clairement le CUFOs, La lettre de Howard Cross à l'attention de capitaine Ruppelt ne prend tout son sens que si on la replace dans le contexte de l'époque. A la fin de 1951, la commission "Rancœur" (Grudge) chargée des enquêtes sur les ovnis au sein des services techniques l'armée de l'Air (l'ATIC, sur la base de Wright-Patterson, près de Dayton dans l'Ohio) se borne à empiler les rapports d’observations et à les mettre en doute sans véritable enquête, appliquant ainsi les directives non écrites qu’on lui a données lors de sa création au printemps 1949, après la dissolution de la commission Sign. Le général Cabell, responsable du Renseignement de l'armée de l'Air à Washington, découvre la carence de cette commission et il décide en septembre 1951 de relancer son activité. Début 1952, le général Samford, successeur de Cabell, nomme un nouveau responsable, le capitaine Edward Ruppelt, à la tête de cette commission qui va prendre le nom de "Livre Bleu" (Blue Book) en mars 1952.
Le capitaine Ruppelt relance effectivement l'activité avec des moyens renforcés. Il constate que la plupart des témoignages et des enquêtes - il y a déjà à cette date plus de 3000 cas archivés - manquent cruellement de données précises, et d'études comparatives. Il fait appel à des scientifiques, en particulier l'astronome Allen Hynek qu'il nomme conseiller principal de la commission. Il obtient de l'ATIC de passer commande d'une étude statistique de ces archives à l'Institut Battelle (Battelle Memorial Institute), un organisme privé d'études techniques réputé, se trouvant dans la région, près de Colombus dans l'Ohio. Il donnera à cette étude le nom de "Project Bear" dans son livre Unidentified Flying Objects, paru en 1956.

Le projet “ Bear ” et le projet “ Stork ”
L'institut Battelle avait la confiance des militaires pour mener des études secrètes, et même très secrètes. Selon l'enquête du CUFOs, Il avait participé pendant la guerre à des études pour la bombe atomique, et il avait, depuis le début des années 50, un important contrat d'étude, le Projet “ Stork ”, pour évaluer le niveau technique de l'URSS. Il se trouve que l'armée de l'Air leur a alors demandé d'étudier les archives de "Livre Bleu" sans crédit supplémentaire, dans le cadre de ce contrat Stork. Selon les trois anciens ingénieurs de Battelle interrogés par le CUFOs, le Projet “ Bear ”, classé secret, n'était qu'une petite partie du Projet “ Stork ”, lui même classé très secret. Il était considéré par les ingénieurs de Battelle comme beaucoup moins intéressant, et avait été confié à un petite équipe d'ingénieurs de niveau moyen, n'y travaillant même pas à plein temps. Les sommes dépensées sur l’étude ovni étaient au plus de 150 000 Dollars (et peut-être beaucoup moins), et non les 600 000 Dollars cités par Jacques Vallée dans son livre (5). C’est sans doute Hynek qui a induit Vallée en erreur car il ignorait la mission principale du projet “ Stork ” : il croyait qu’il était entièrement consacré aux ovnis !

La surveillance des zones favorables
En janvier 1952, l'équipe de l'ATIC avait déjà signalé, dans le rapport N° 3 du "Project Grudge", une tendance à la concentration des observations d'ovnis dans certaines zones géographiques, notamment White Sands et Albuquerque au Nouveau-Mexique (et Dayton et Columbus dans l'Ohio !). Ruppelt commença à réfléchir au renforcement des moyens sur le terrain dans ces zones "favorables". Dans le rapport N° 5 de la commission, il envisageait déjà une surveillance organisée, avec des caméras, sur la base de Holloman (jouxtant le terrain de White Sands). Le Dr Joseph Kaplan, membre de la commission scientifique de l'armée de l’Air, et la Rand Corporation conseillèrent de munir les caméras d’objectifs à longue focale et d'une grille de diffraction pour obtenir des spectres lumineux. Cette idée fut effectivement appliquée l'année suivante sur un certain nombre de bases militaires, mais les résultats n’ont pas été divulgués. Le général Cabell avait aussi recommandé que l'on s'efforce de combiner photos et enregistrements radar.
Toujours au printemps 1952, Ruppelt contacta le Groupe de conseil technique de l'armée de l'Air (Air Force Technical Advisory Group), au Laboratoire de recherche de l’armée de l’Air, à Cambridge dans le Massachusetts (Air Force Cambridge Research Laboratory, AFCRL), qui recommanda le déploiement de divers systèmes de détection, notamment des détecteurs de son, dans les zones à forte concentration d'ovnis.
Il est intéressant de rappeler ici l’épisode du Projet “ Twinkle ”, bien que le CUFOs ne le fasse pas. C'est ce Laboratoire de Recherche de Cambridge, plus précisément sa Division de Recherche Géophysique (GRD) qui avait participé à un effort analogue en 1950 et 1951, pour étudier les mystérieuses "boules de feu vertes", observées fréquemment au Nouveau-Mexique. Elles avaient déjà fait l’objet d’une étude par le Dr Lincoln La Paz, spécialiste des météorites à l'université d'Albuquerque, qui l’avait présentée lors d’une réunion au laboratoire de Los Alamos le 14 octobre 1949, à laquelle la commission Grudge n’avait pas jugé bon de participer. En février 1950, une nouvelle étude fut confiée par l’armée de l’Air au laboratoire militaire de Cambridge, et dirigée par le Dr Louis Elterman. Ce projet “ Twinkle ” consista à installer pendant un an, d’avril 1950 à mars 1951, avec le concours de la société Land-Air, des caméras spéciales Askania à cinéthéodolite dans la région de White Sands au Nouveau-Mexique. Officiellement, les résultats furent négatifs, tels que présentés par Elterman dans son rapport final du 27 novembre 1951, mais le Dr Bruce Maccabee, physicien de la Marine et ufologue émérite, les a contestés lors d'un symposium du Mufon, en 1986 (6). Selon lui, les archives de Livre Bleu contiennent des rapports faisant état d’enregistrements simultanés par deux caméras, sur la base de Holloman en avril et mai 1950, permettant une estimation des dimensions et de l’altitude des ovnis par triangulation, et apportant ainsi une preuve scientifique de la réalité de ces phénomènes. Le capitaine Ruppelt raconte dans son livre qu’il voulut voir les films de ces caméras, mais qu’il ne put les obtenir. S’il y a eu dissimulation de preuves à l’époque, elle venait en l’occurrence de ce laboratoire militaire de Cambridge et non de l’Institut Battelle, ni du capitaine Ruppelt. Quoi qu’il en soit, il est clair que le concept de surveillance renforcée d'une zone "favorable", qui est proposé dans la lettre de Howard Cross au début de 1953, n'est pas nouveau et s'inscrit tout à fait dans la réflexion de l'époque.

La CIA et la commission “ Robertson ”
L'équipe de l'institut Battelle poursuivit son travail de dépouillement des archives de Livre Bleu tout au long de l'année, mais le travail était loin d'être achevé à la fin de 1952. Or les événements se précipitèrent, à la suite du fameux "carrousel de Washington" - l'observation nocturne de nombreux ovnis dans le ciel de la capitale, deux samedis de suite, en juillet 1952 - qui fit du bruit et provoqua même la plus importante conférence de presse militaire depuis la fin de la guerre. C'est alors que la CIA entra en lice. Le souci majeur de la CIA, tel qu'il apparaît dans les documents de cette période qui ont été rendus publics, n’était nullement l’étude scientifique des ovnis. C’était celui de la sécurité nationale, notamment le risque de voir les canaux d'information saturés lors d'une vague d'observations, et de mettre en difficulté les capacités de surveillance aérienne. Il y avait aussi, bien sûr, le souci d’éviter la panique dans la population. Une attitude que commente ainsi le CUFOs :
“ C’est à ce moment que l’influence de la CIA devint particulièrement détestable (nefarious) et que l’étude gouvernementale des ovnis fut définitivement altérée. La CIA détourna la question des ovnis pour la considérer uniquement comme un problème de sécurité, et non un problème scientifique ”.
A cette époque, le capitaine Ruppelt souhaitait réunir un groupe scientifique permanent pour examiner à fond les meilleurs cas. Mais la CIA, à la suite de plusieurs réunions de travail avec l'Air Force, prit en main ce projet de commission scientifique et le transforma en une brève réunion organisée d’urgence, la fameuse “ commission Robertson ”, dont on sait aujourd’hui qu’elle avait uniquement pour objet de “ dégonfler ” la question des ovnis. Leurs recommandations ont même été publiées en 1969 en annexe du “ Rapport Condon ” :
“ Le groupe recommande : “ a. que les agences de sécurité nationale prennent immédiatement des mesures pour priver les Objets Volants non Identifiés du statut spécial qui leur a été donné et de l’aura de mystère qu’ils ont malheureusement acquise ”.
Dans le mémorandum qui précède ces recommandations, le groupe est encore plus explicite. A la rubrique “ Programme éducationnel ”, il recommande particulièrement le “ debunking ”, c’est à dire la démystification des ovnis : “ L’action de “ Debunking ” aurait pour résultat la réduction de l’intérêt du public pour les “ soucoupes volantes ” qui évoquent aujourd’hui une forte réaction psychologique ” (7).
Ce qui explique pourquoi la CIA, suivie par les militaires, n’avait pas jugé bon d’y associer l’Institut Battelle, dont elle connaissait cependant l’étude en cours, et même pas d’attendre qu’ils aient terminé leur travail. L’équipe de Battelle fut mise au courant tardivement de la mise en place de cette réunion qui la court-circuitait, lors d’une réunion qui eut lieu à l’ATIC avec la CIA le 12 décembre, et elle eut juste le temps de manifester son mécontentement à l’armée de l’Air, par cette fameuse lettre de l’ingénieur Howard Cross adressée à l’ATIC et au capitaine Ruppelt. Voilà donc quel était l’objet principal de cette lettre.
On sait aujourd’hui que l’intervention de la CIA fut un tournant majeur pour l’étude des ovnis. Rapidement, la politique de l’Air Force se durcit à nouveau, Ruppelt préféra s’en aller, quittant l’armée définitivement en septembre 1953, et Blue Book devient une commission de mise en doute permanente des ovnis, jusqu’à sa dissolution en 1969. Le mot d’ordre gouvernemental était devenu la négation systématique des ovnis et il n’a jamais varié depuis.

Le “ Rapport spécial 14 ”
L’étude statistique de l’Institut Battelle, achevée en 1954, fut publiée en 1955 sous le nom de “ Rapport spécial 14 ” (Special Report 14) de la commission Livre Bleu, mais ses résultats furent d’abord présentés d’une manière très négative dans un bref communiqué de presse, comme l’a raconté Allen Hynek en 1977 dans son livre The Hynek UFO Report (“ Le nouveau rapport sur les ovnis ”) (8). La première diffusion du rapport complet fut limitée à une centaine d’exemplaires, et Hynek lui même ne le reçut pas ! Il n’avait pas le droit d’en parler : “ A maintes reprises, les officiers du Projet Blue Book me rappelèrent qu’en aucun cas ne devait être cité nommément l’organisme de recherche ” (9). On peut comprendre, dans ces conditions, que Hynek ait nourri des soupçons sur le rôle exact de cet institut, soupçons repris et amplifiés par Vallée. En fait, la raison de cette opacité est simple, comme Hynek le montre lui même dans son livre. L’analyse de Battelle, examinée de près, fournissait des chiffres très convaincants sur la réalité des ovnis, une information qui allait dans le sens contraire de la politique de l’Air Force ! Ce Rapport 14 est aujourd’hui disponible, notamment en s’adressant au CUFOs.

L’analyse de la lettre par le CUFOs
Dans son étude, le CUFOs procède à une analyse minutieuse, paragraphe par paragraphe, de la lettre de l’ingénieur Howard Cross. Le sens de la lettre est déjà bien esquissé par ce qui précède, mais il reste à en examiner quelques points clé.
Il faut souligner la nature de la relation entre l’Institut Battelle, qui est fournisseur privé d’une étude à l’armée de l’Air, son “ client ”. Le fait que la lettre de Cross soit adressée à quelqu’un comme Ruppelt, et par voie hiérarchique (le lieutenant-colonel Goll), permet déjà de douter qu’elle traite d’un projet très secret. Elle est d’ailleurs classée Secret, et non pas Top Secret.
Le deuxième paragraphe de la lettre contient une phrase qui a choqué Jacques Vallée :
“ Puisqu'une réunion est maintenant fixée de manière définitive, nous pensons qu'il est nécessaire que le projet Stork et l'ATIC arrivent à un accord concernant ce qui peut et ce qui ne peut pas être discuté lors de la réunion de Washington les 14-16 janvier au sujet de notre recommandation préliminaire à l'ATIC ”. Que signifie réellement cette phrase ? Les enquêteurs du CUFOs ont posé la question aux trois anciens ingénieurs qu’ils ont retrouvés, et chacun a souligné que l’Institut Battelle était toujours très loyal (uncommonly loyal) avec ses clients. En l’occurrence, son client était l’ATIC et il n’était pas question de fournir à la CIA et à la commission Robertson des informations sur son étude en cours, et sur le projet qu’il proposait dans cette lettre, sans l’approbation de l’ATIC. Plus précisément, l’Institut Battelle ne souhaitait visiblement pas que le projet dont il parle soit proposé prématurément, en leur absence, devant une commission où il pourrait bien leur échapper. En fait, selon le CUFOs, Battelle espérait sans doute obtenir un nouveau contrat qui serait cette fois vraiment rémunéré.
Venons-en au projet en question, celui de mettre en place un surveillance des ovnis dans une zone favorable, qui est développé à partir du paragraphe 3. Le point qui a choqué particulièrement Jacques Vallée est au paragraphe 5 :
“ De nombreux types différents d'activité aérienne devraient être secrètement et systématiquement organisés à l'intérieur de la zone ”.Or là aussi, comme l’explique très bien le CUFOs, il n’y a rien de particulièrement inquiétant et menaçant dans cette suggestion, qui est tout simplement de tester la validité des méthodes de détection d’ovnis mises en place en faisant enregistrer des vols aériens d’appareils bien identifiés. A l’insu, bien entendu, des équipes au sol chargées des enregistrements. C’est une suggestion de routine et c’est de la bonne méthode scientifique, ce qu’on appelle une expérience en “ double aveugle ” (double blind experiment), commente avec bon sens le CUFOs.
Howard Cross souligne ensuite un autre avantage d’une telle expérience contrôlée : elle permettrait de “ calibrer ” les instruments, et tout simplement de mesurer la fiabilité des témoins, ce qui serait bien utile pour évaluer les témoignages accumulés depuis cinq ans.
Pour finir, Cross fait valoir tout le bénéfice que pourrait retirer l’armée de l’Air d’une clarification du dossier ovnis, en donnant l’impression au public qu’elle maîtrise bien la question ! Cette suggestion paraît bien naïve aujourd’hui (à mon avis), alors que l’Air Force et la CIA étaient sur le point de renforcer de manière draconienne la politique de secret sur les ovnis. En fait, l’Institut Battelle n’était pas dans le coup de ces grandes manœuvres, ni des secrets profonds, s’il y en avait, sur les ovnis.
En conclusion de son analyse, le CUFOs exprime l’opinion que l’intervention de la CIA fut un tournant majeur pour l’étude des ovnis. Rapidement, la politique de l’Air Force se durcit à nouveau, Ruppelt préféra s’en aller, quittant l’armée définitivement en septembre 1953, et Blue Book devient une commission de mise en doute permanente des ovnis, jusqu’à sa dissolution en 1969. Le mot d’ordre gouvernemental était devenu la négation systématique des ovnis et il n’a jamais varié depuis.
Il faut ajouter ici, cependant, qu’un autre ufologue américain réputé, Brad Sparks, a exprimé un point de vue un peu différent de celui du CUFOs. Il estime, lui, que c’est l’Air Force qui a toujours mené le jeu, bien plus que la CIA, pour la politique du secret sur les ovnis. En l’occurrence, c’est elle qui avait choisi les quelques cas à étudier par la commission Robertson, soigneusement sélectionnés pour en faire un dossier assez peu convaincant. Il semble bien, en effet, que les vrais secrets sur les ovnis étaient, et sont toujours, à l’armée de l’Air (et peut-être aussi la Marine) bien plus qu’à la CIA. Je crois moi aussi, comme Brad Sparks et bien d’autres observateurs, que le secret ovni reste avant tout une affaire militaire !
Jacques Vallée n’est pas le seul à avoir commenté cette lettre, mais il est bien le seul à lui avoir donné un sens aussi inquiétant. Allen Hynek lui même en parle brièvement dans deux de ses livres, sans en faire une histoire (10). Il y voit un effort honnête pour présenter leurs recommandations sur la meilleure manière de résoudre l’énigme des ovnis. Et l’historien David Jacobs partage ce point de vue dans son livre de référence, The UFO Controversy in America. Il nous reste nous poser la question : quelle mouche a piqué Jacques Vallée pour monter un tel échafaudage spéculatif ?



Vers la deuxième partie. ___________________________ Publié sur http://bourdais.blogspot.com Reproduction libre en citant cette source. ___________________________